Didier Givert
Directeur Général du cabinet PRTM
"Deutsche Telekom fait preuve de courage en vendant T-Mobile USA. Cette opération place les opérateurs mondiaux sous une surveillance et une pression accrues"
Deutsche Telekom vend T-Mobile USA à AT&T pour 39 milliards de dollars. L'opérateur replace ainsi les intérêts de ses actionnaires au premier plan. Dans le secteur télécoms, la tendance est au développement national. Les autorités de régulation vont devoir accepter la reconstitution de monopoles. Telle est l'analyse de Didier Givert, directeur général du cabinet conseil PRTM.
Deutsche Telekom fait-il une bonne affaire en cédant T-Mobile USA à AT&T ?
Didier Givert : Oui, c'est globalement une bonne opération pour Deutsche Telekom, maison mère de T-Mobile. T-Mobile USA représentait une part substantielle de la valeur de Deutsche Telekom, c'est-à-dire 21 milliards de dollars de chiffre d'affaires, sur un total d'environ 86 milliards pour Deutsche Telekom. Mais T-Mobile USA c'était un peu un enfant terrible. Cet opérateur était insoutenable sur le long terme. Il jouait le rôle du quatrième opérateur du marché américain, mais isolé et distancé. En outre, toutes les autres options possibles pour Deutsche Telekom présentaient des difficultés majeures.
Quelles autres options étaient possibles pour Deutsche Telekom ?
Didier Givert : une autre possibilité était la fusion de T-Mobile USA avec l'opérateur Sprint Nextel. Elle aurait donné naissance à un troisième acteur important aux Etats Unis, mais cela aurait associé deux entreprises fragiles. Dès lors, il aurait fallu des actions de restructuration et de redressement si importantes qu'elles auraient engendré un risque non négligeable. Il est d'ailleurs très probable qu'une fusion avec Sprint Nextel aurait impliqué une participation et non de la trésorerie. Cela veut dire que Deutsche Telekom aurait pris part au risque d'une telle fusion. De plus, des options telles qu'une IPO (introduction en bourse) n'étaient pas non plus facilement réalisables dans le contexte économique actuel. Il y avait des possibilités plus complexes, par exemple, une action NW avec LightSquared/Clearwire (un partage de réseau avec ces opérateurs), qui pouvaient paraître raisonnables sur le papier, mais qui s'avéraient diaboliquement difficiles à mettre en oeuvre.
Quels sont les avantages pour Deutsche Telekom ?
Didier Givert : cette opération présente trois réels avantages. Le premier c'est que cette opération s'appuie principalement sur de la trésorerie, Deutsche Telekom recevant du cash, ce qui renforce la valeur de T-Mobile USA de manière concrète. Le deuxième avantage c'est que la part de participation acquise par Deutsche Telekom - 8% de AT&T - lui permet de jouer un rôle sur le marché américain, tout en lui fournissant un actif relativement simple à liquider par la suite. Deutsche Telekom bénéficie donc d'une exposition avantageuse sur le marché américain, sans qu'aucune contrainte ne l'empêche de le quitter si tel était son souhait. L'évaluation de T-Mobile USA à ...
... environ deux fois son chiffre d'affaires paraît raisonnable et complète. Les opérations européennes se situent autour de 1,7 à 1,8 fois le chiffre d'affaires, l'évaluation de T-Mobile USA semble donc convenable. Son bénéfice avant intérêts, impôts et amortissements a été multiplié par 7, ce qui est appréciable. La moyenne européenne est de 5 à 5,5.
A court terme, quel va être l'impact de cette cession pour Deutsche Telekom ?
Didier Givert : Deutsche Telekom a annoncé que la quasi-totalité du produit de l'opération, soit 25 milliards de dollars de trésorerie, 18 milliards d'euros, sera affecté à la réduction de la dette (13 milliards d'euros) et au rachat d'actions (5 milliards d'euros). Cela signifie que pour Deutsche Telekom, les principaux critères sont la trésorerie, la rentabilité et l'évaluation, plutôt que la croissance. Deutsche Telekom ne tournera pas pour autant le dos à la croissance, mais cet opérateur la recherchera sur ses marchés existants et par le biais de sa croissance interne, à savoir sur les marchés européens plus matures, malgré une présence en Europe de l'Est, plutôt que via une expansion mondiale et un accroissement du nombre de ses abonnés. On peut ensuite se poser la question de la viabilité d'une telle croissance. Cela fera passer Deutsche Telekom du statut d'une entreprise basée sur la croissance, à celui d'une entreprise plus sûre, basée sur des bénéfices disponibles.
Deutsche Telekom, en tant que poids lourd international des télécoms est-ce que c'est fini ?
Didier Givert : Deutsche Telekom se retire de la course au leadership mondial. D'après le classement par nombre d'abonnés, Deutsche Telekom cédera sa place de numéro huit mondial avec 132 millions d'abonnés, pour se classer en 13ème position avec 98 millions d'abonnés, après s'être amputé des 34 millions d'abonnés de T-Mobile USA. Quant au classement par chiffre d'affaires, Deutsche Telecom va rétrograder de sa position de numéro 3 mondial pour se placer en 8ème position. Son chiffre d'affaires de 86 milliards de dollars va baisser à 65 milliards, en excluant les 21 milliards de T-Mobile USA.
Quelle va être la stratégie de Deutsche Telekom ?
Didier Givert : Deutsche Telekom a fait preuve de pragmatisme et de flexibilité. Aussi, si des opérations sont susceptibles d'optimiser la valeur actionnariale de Deutsche Telekom, nous pourrions les voir entrer en scène. Les possibilités d'assister à d'autres fusions à l'anglaise - comme cela a été le cas entre les filiales mobiles de Orange et de Deutsche Telekom en Grande Bretagne - impliquant la consolidation au niveau national de filiales étrangères de Deutsche Telecom s'en voient également augmentées. Sur le long terme, Deutsche Telekom va réviser ses aspirations mondiales à la baisse et il va endosser un rôle régional ou national, plus proche de la stratégie du japonais NTT, du coréen SK Telecom ou de Telecom Italia, plutôt que la stratégie de Telefonica ou de Vodafone. En somme, il s'agira d'un opérateur encore considérable et puissant, mais loin du mastodonte qu'il aspirait à être par le passé.
Qu'est-ce que cela signifie pour le secteur télécoms au niveau mondial ?
Didier Givert : nous constatons que l'implantation à l'échelle nationale est bien plus importante que l'empreinte mondiale, et que la consolidation au niveau national est un puissant moteur du secteur. L'exemple américain nous dit ...
... désormais qu'un joueur était de trop dans cette partie à 4 entre ATT, Verizon, T-Mobile USA et Sprint Nextel. Mais désormais à 3 joueurs, il est encore possible qu'un joueur soit de trop, si Sprint Nextel ne parvient pas à améliorer sa situation. Cela signale également un nouveau pragmatisme de la part des organismes de régulation si l'opération est approuvée.
Qu'est-ce que cela signifie pour les télécoms aux États-Unis ?
Didier Givert : Cette opération revient à faire entrer le loup dans la bergerie, car les acteurs du marché des télécoms américain autres que AT&T et Verizon sont laissés pour compte. Clearwire et Lightsquared, dont l'ambition était d'assurer le réseau 4G de Sprint Nextel et T-Mobile, sont désormais dans une mauvaise passe. L'un d'eux est de trop, et celui qui survivra dépendra de la réussite de Sprint Nextel, ce qui n'est pas garanti. D'autres secousses sont donc attendues chez ces deux opérateurs. De même pour Leap et Metro, chez qui des répliques se feront également ressentir. Le manque de viabilité stratégique à long terme est désormais cruellement sensible, et des actions sont nécessaires.
Qu'est-ce que cela signifie pour les organismes de régulation ?
Didier Givert : le secteur des télécoms ne peut maintenir le nombre d'acteurs dont il dispose. C'est clair depuis des années. Cela allait cependant à l'encontre du sacro-saint principe de la régulation, selon lequel un grand nombre d'acteurs est nécessaire. Tout comme l'avait déjà démontré le secteur du téléphone fixe il y a 10 ans, cette stratégie n'est pas viable. Si cette opération est approuvée, les deux principaux intéressés ne se seraient pas risqués à cette annonce si les probabilités d'obtenir une approbation n'étaient pas très élevées, cela signifiera que les organismes de régulation auront accepté l'idée qu'il existe un compromis entre le nombre d'acteurs et d'autres objectifs, tel que le haut débit en milieu rural, et qu'ils se seront inclinés sous la pression du marché. Le secteur se dirige à nouveau vers un duopole, AT&T et Verizon s'imposant comme uniques survivants à long terme sur le marché américain. Aucun organisme de régulation n'accepterait cette perspective de nos jours, mais c'est ce vers quoi ils s'achemineront peu à peu.
Quels sont les enseignements principaux de cette acquisition ?
Didier Givert : cette opération fait bouger les choses dans le secteur des télécoms. Elle accélère la tendance à la consolidation sur les marchés locaux. Elle repousse les limites réglementaires, et elle introduit la discipline propre à la valeur actionnariale dans un secteur qui favorisait autrefois la croissance et l'implantation mondiale au détriment des bénéfices disponibles et des gains des actionnaires. Par cette opération, mais également par la fusion avec Orange UK au préalable, Deutsche Telekom a fait preuve de courage. Car l'entreprise a pris conscience des domaines où elle pouvait se montrer concurrentielle, tout en décidant de se retirer de là où elle ne le pourrait pas. Bien des empires mondiaux devront bientôt faire face à ce dilemme. Et cette opération risque de les soumettre à une surveillance et à une pression accrues.