Un vent d'hypocrisie souffle sur les serveurs
Deux articles français, l'un de notre confrère Marc Rees de PCImpact, l'autre, d'une complétude remarquable, signé Guillaume Champeau de Ratatium, font état de la grande opération de nettoyage lancée par l'hébergeur OVH -l'un des principaux miroir Sourceforge en France. Première victime de cette épuration, eMule. Sous le prétexte bien mince que tel ou tel logiciel entre dans la catégorie des « dispositifs manifestement destinés à la mise à disposition du public non autorisée d'oeuvres ou d'objets protégés » ou dans la famille des « logiciels destinés au travail collaboratif, à la recherche ou à l'échange de fichiers ou d'objets non soumis à la rémunération du droit d'auteur »
Après eMule, se sera le tour probable d'Azureus -outil indispensable à la communauté Open Source pour le téléchargement des ISO-, puis pourquoi pas de Skype -infâme transmetteur de fichiers cryptés au routage insaisissable... Qui décidera de nocivité d'un programme ? En toute logique un juge d'instruction, en fonction de l'éclairage d'experts et du talent des avocats -donc des moyens financiers des plaignants. Sur quels critères les experts pourront rendre leurs avis ? Mais en fonction de l'usage même de l'outil bien sûr, et non de sa nature, contrairement à ce que semble impliquer la loi. La meilleure preuve que l'on puisse en avoir, c'est l'attitude même d'OVH qui, en l'absence de nom de logiciels formellement identifiés par le législateur, s'en réfère aux usages généralement constatés d'eMule. En attendant, au grand bonheur des politiques, les opérateurs effectuent ce qu'ils avaient toujours refusé de faire pour des raisons non pas éthiques mais économiques : l'audit, le flicage et le nettoyage du contenu de leurs propres serveurs.
Ces dispositions auront-elles la moindre incidence sur les usages ? C'est peu probable. Les logiciels frappés d'interdit seront toujours disponibles sur Internet, en dehors de la France. Et où donc se situent les frontières dans le réseau des réseaux ? Nulle part bien entendu. Verra-t-on le gouvernement De Villepin s'inspirer des pratiques Chinoises afin de filtrer l'importation de programmes ou de contenus -écrits, flux audio, images- politiquement incorrects ? C'est difficilement concevable, tant d'un point de vue technique que constitutionnel, même si les mouvements anti-Dadvsi les plus radicaux crient déjà au totalitarisme et à la censure.
La peur du gendarme suffira-t-elle alors à faire disparaître l'échange un peu trop sauvage de chansonnettes ? L'histoire des communications nous prouve en permanence le contraire. 3 ans de prison, 300 000 Euros d'amende promet le législateur. 3 ans de prison et 300 000 Francs d'amende, c'était la peine encourue dans les années 70 pour « détention et usage d'un appareil de radiotransmission sans licence » (ndlr : un talky walky en langage humain)... peine assortie d'un procès devant l'ancienne Cour de Sûreté de l'Etat pour « tentative d'intelligence avec des puissances extérieures ». Rien que çà ! On ne plaisantait pas avec la radio. Si l'on excepte quelques procès qui ont tourné en ridicule les rares juges assez inconscients pour appliquer de telles dispositions, l'épouvantail de la répression n'a pas particulièrement inquiété les animateurs de radios « libres » ou « pirates » comme on disait à l'époque, ni même traumatisé les chauffeurs de poids-lourds et autres cibistes. Il faut dire qu'en ce temps-là, les effectifs de la DTRE chargés de « chasser les vilains » ne dépassaient pas 5 personnes. Toutes proportions gardées, et compte-tenu du nombre de 20 ou 26 millions d'internautes directs et indirects vivant en France, les « forces de l'ordre » vont se sentir légèrement débordées durant quelques temps. Les prochaines charges de CRS se feront-elles à coup de ping ? Et les manifestants réfractaires rétorqueront-ils en bloquant les autoroutes de l'information avec des barricades au format BMP ? On est loin des images épiques de mai 68, « Quand ça Gay-Lussac, lorsque partout l'on entend, le bruit des matraques sur les crânes intelligents » *
Alors, à quoi sert une loi qui n'est pas applicable ? Mais tout simplement à mieux attirer l'attention sur un point particulier et instituer subrepticement des dispositions moins glorieuses, plus mercantiles, qui vont bien au-delà de ce qu'exigent les demandes de la C.E. et dont les conséquences à long terme sont bien plus dramatiques. A commencer par légaliser la quasi obligation de lier une oeuvre avec un dispositif DRM. Précisons que le contournement de ce DRM peut coûter 3 ans de prison et 300 000 euros d'amende (du bon usage du couper-coller). En d'autres termes, assurer une rente de situation à un club très fermé de producteurs d'outils de protection. Et si Apple hurle au viol en condamnant la Dadvsi, c'est peut-être par crainte de voir ce club s'élargir. En d'autres termes encore, lier une oeuvre à un dispositif DRM c'est, attacher un média à un mécanisme de reproduction sonore particulier, et qui sera immanquablement frappé d'obsolescence... donc devant être renouvelé à périodes régulières. Ce détail ne va pas franchement émouvoir les habitués de l'informatique, pour qui la mise à jour d'une bibliothèque de fonctions n'est que pure routine. Mais il affectera tous ceux qui écoutent « encore » leurs disques sur des lecteurs de salon. Si effectivement l'achat d'un CD n'est pas celui de l'oeuvre, mais le payement d'une jouissance, cette jouissance n'a, durant les 3500 dernières années, jamais été limitée dans le temps. Grâce à quoi il est permis au signataire de ces lignes de rendre folle la correctrice de la rédaction (ndlc : on parle de moi ?) en citant des auteurs improbables et en passant inlassablement « Moi, j'crache dans l'eau » par Lucienne Boyer et « La p'tite souriante » par Paulus, édition 78 tours sur disque Constantinople, numéro de matrice 385593-B4388. A vos cassettes ? Non, Monsieur Averty, même çà, c'est devenu illégal.
Rappelons également que le mot DRM se décline également pour les oeuvres écrites. S'il est encore possible de pouvoir ranger les Pensées de Pascal dans la bibliothèque du salon ou sur une table de chevet, ce n'est hélas plus pensable sous forme électronique : c'est sur un disque dur précis et nulle part ailleurs, et ce, jusqu'à disparition du disque en question. Au quatrième top, il sera exactement l'heure de dire adieu à nos bibliothèques par intransmissibilité des reproductions et mort progressive des outils de lecture... faute de maintenance. Car si restaurer un antique Gramophone demande une méticulosité d'horloger, récupérer un vieux Teppaz est déjà plus complexe si l'on refuse le compromis -mais où donc trouver des stocks de transistors germanium AF 128 ?-. La résurrection d'un PET Commodore frise déjà le doux rêve, et dans 40 ans, qui donc sera capable de remettre en route les gamelles antédiluviennes d'un SuperAtlonDualCore 4 GHz à arbre à came en tête ? Quant à suivre à la lettre les procédures de migration conseillées -par exemple- par Microsoft... on a connu des recettes de Paul Bocuse bien plus simples à reproduire. Et puis, dans 40 ans, Microsoft et Apple seront peut-être de vagues souvenirs, comme les disques Odéon, les automobiles Bugatti, les téléphones LMT, les calculatrices Curta et les règles à calcul (modèle « log népériens »).
* Jean Yann, générique de Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil