Partout en France, la colère gronde contre Numéricable-SFR
Que fait Axelle Lemaire ? Que fait l'Arcep ? Que fait l'Agence du Numérique? De nombreuses collectivités locales, excédées par les promesses non tenues en matière de déploiement de la fibre optique, ne savent plus vers qui se tourner.
Stéphane Richard, le Pdg d'Orange, a évité la bière mais bu du petit lait, mardi à Lille. Il était venu mettre en valeur, aux côtés de la ministre du numérique, Axelle Lemaire, la progression du haut débit sur la métropole lilloise et la région nord dans son ensemble. Dans un contexte particulier. Vendredi soir 16 octobre, le conseil communautaire de la MEL, la Métropole Europe Lille, avait voté un « constat de carence » contre Numéricable-SFR. Du jamais vu en France dans les relations pourtant conflictuelles entre plusieurs collectivités locales et les opérateurs. Orange a de quoi se frotter les mains, la MEL lui attribue ce que Numericable-SFR n'a pas livré, mais Orange n'est pas totalement indemne de critiques, nous aurons l'occasion d'y revenir.
Donc, vendredi soir, le président de la MEL, le centriste Damien Castelain, élu grâce à Martine Aubry, prononce un discours sur le très haut débit devant ses collègues. Au lieu de discours, on devrait parler de réquisitoire, si on se réfère à cet extrait (les termes en gras l'étaient dans le discours) :
« Depuis (le contrat signé en 2013), ORANGE a respecté ses engagements. Les 11 communes de son périmètre sont aujourd'hui engagées et le déploiement progresse au rythme dont nous étions convenus. Avec un taux de couverture des foyers atteignant 58%. Il n'y a donc aucune raison pour qu'ORANGE ne conserve pas notre confiance.
Il en va tout autrement pour SFR qui n'a respecté aucun de ses engagements, ni sur le fond, ni sur la forme. Sur le fond, sur les 70 communes, seules 5 d'entre elles ont connu un déploiement FTTH, ce qui correspond à 0,16% du déploiement. Sur la forme, SFR n'a jamais respecté ses obligations en matière de suivi de la convention et n'a apporté aucun argument sérieux pour justifier son retard et expliquer la façon dont il compte le rattraper. »
La convention câble est respectée
Comment en est-on arrivé à cette extrémité ? Le 28 octobre 2013, la MEL signait avec Orange et SFR (à l'époque filiale de Vivendi) une convention de déploiement de la fibre optique (FTTH). Attention, le câble fait l'objet d'une autre convention, où tout se déroule normalement, selon les élus lillois. Le conflit porte sur la seule convention FTTH, où SFR, racheté par Numericable n'a pas tenu ses engagements. Que peut faire la collectivité locale ?
La MEL a demandé la convocation de la CCRANT (Commission de concertation régionale pour l'aménagement numérique du territoire), qui s'est tenue le 10 septembre dernier et l'arbitrage du Préfet de région et de la Mission France très haut débit. SFR a été sommé par le Préfet, selon Damien Castelain, de respecter ses obligations. L'opérateur n'ayant pas répondu, le président de la MEL s'est adressé au dg de Numéricable-SFR pour lui demander des comptes : cartographie, calendrier de déploiement, maintien des 24 communes priorisées, plans d'investissements. Sans oublier la mise en oeuvre de mesures compensatoires pour pallier les retards accumulés. Le dg a répondu la veille du conseil de vendredi dernier, en proposant une nouvelle convention (39 pages) avec moins de commune, 13 seulement, 57 étant largués « et bien entendu pas un mot d'excuse, pas un regret, pas une seule justification » note Damien Castelain. En plus, la technologie utilisée n'est pas précisée, FTTH ou FTTB ? Avec un calendrier intenable, selon le président de la MEL.
Damien Castelain a donc été très clair : « Et bien mes chers collègues, moi je vous invite ce soir à dire haut et fort à SFR : c'est fini ! Je vous le dit clairement : dans ces conditions, la confiance est définitivement brisée. Nous ne pouvons accorder le moindre crédit aux nouvelles propositions de SFR ». Et d'épingler « un opérateur qui va verser 2,5 milliards d'euros à ses actionnaires d'ici janvier 2016, mais n'a pas réalisé le moindre euro d'investissement sur nos communes ».
Le Préfet dresse un constat de carence
La MEL va confier le déploiement inachevé par Numéricable-SFR à Orange en procédant aussi à une montée en débit sur les points les plus éloignés de la desserte en FTTH. La Communauté a donc demandé au Préfet d'engager un constat de carence contre Numéricable-SFR, substitué Orange à l'opérateur défaillant, engagé la montée en débit, mais poursuivi la convention câble avec Numericable-SFR.
D'autres évènements de ce genre se produisent en France, sans aboutir à la même procédure. Quelques exemples récents. A Chevilly-Larue, c'est une maire communiste qui déclare le 19 février dernier : « on n'est plus dans une situation d'attente mais de recul ». La veille elle a rencontré un représentant de Numéricable-SFR. Motif ? L'opérateur renonce à déployer le haut débit sur sa commune. Or, l'Arcep a partagé le département entre deux opérateurs et Chevilly-Larue se trouve dans la zone où Numéricable-SFR doit déployer. La ville avait identifié un terrain pour que l'opérateur SFR implante un NRO. Le rachat par Numéricable a tout stoppé. SFR ne veut pas installer un réseau là où existe déjà le réseau câblé de sa maison mère. Il devrait discuter avec Orange d'un échange de communes. Des discussions longues et qui ne tiennent pas toujours compte de la nécessité d'équiper en très haut débit la totalité des territoires. Ce qui est aujourd'hui le voeu des collectivités locales, en deux ou trois ans tout le monde s'est convaincu de l'intérêt du très haut débit, du vrai, le FTTH, partout en France les élus veulent donc un déploiement absolument égal pour tous, particuliers ou entreprises, maisons ou immeubles et quelle que soit la taille des immeubles.
Les bourges et les cocos : même combat
Le débat n'est heureusement pas politique. A Lille, c'est le même vice-président qui s'occupe de fibre optique, Akim Oural (*) quelle que soit la majorité, en poste avec Martine Aubry et ensuite avec Damien Castelain. Ce qu'on a entendu à Chevilly-Larue, la coco, se retrouve à Versailles, la bourge. Dans cette dernière aussi, le rachat de SFR a entraîné l'arrêt du projet fibre optique que devait déployer SFR. Le NRO avait même été installé et inauguré ! Un grand classique, les élus locaux se prêtent volontiers à ces inaugurations, gage d'attractivité pour leurs territoires. Aujourd'hui, à Versailles comme à Chevilly-Larue, on se plaint de SFR justement parce que la fibre optique devait amener des entreprises à s'installer. « SFR et Numéricable se comportent d'une façon lâche » a déclaré le président d'une association de quartier, Pierre Desnos. Le maire de Versailles veut se tourner vers l'Etat. Quant au NRO de SFR, il est à vendre.
Que faire ? C'est bien la question posée par de nombreuses collectivités qui ne savent vers qui se tourner. Même dans la ville du 1er Ministre, Evry, son successeur, Francis Chouat, Président de l'agglomération a adressé une lettre au Préfet de région, au nom de son conseil, pour l'alerter sur « ce qui nous apparaît comme une carence caractérisée de l'opérateur SFR ». Le retard est situé entre 9 et 20 mois pour le développement de la fibre optique dans les différentes communes de l'agglo. Du moins celles qui doivent passer par SFR. Pour les deux qui sont à Orange, Evry et Ris-Orangis, le déploiement se déroule sans difficulté majeure.
Quant à l'incriminée, SFR, elle se défend plus ou moins. Parfois silencieuse, elle avance aussi par la voix de ses représentants locaux quelques arguments : les audits internes qui ont suivi le rachat, l'enquête de l'Autorité de la concurrence, le fait que le FTTH ne pouvait recouvrir un réseau existant en câble. Ces arguments valables quelques semaines ne semblent aujourd'hui plus de mise, le rachat date d'il y a un an. Pour autant, Numericable-SFR ne peut endosser seul toutes les responsabilités.
Numéricable-SFR a aussi un bon argument
Tous nos interlocuteurs conviennent que Numericable-SFR ne peut décemment développer un réseau FTTH là où il a déjà un réseau câblé. L'opérateur rencontre beaucoup d'opposition en ce moment, mais en toute bonne foi, il ne peut doublonner ses réseaux. Dans le même temps, la colère des collectivités locales est légitime mais ne sait comment aboutir. Le dossier remonte à l'Etat, mais où précisément ? Sur le fond, le dossier est bien celui du plan Très haut débit décidé par l'Etat, qui se trouve bloqué parce que personne n'avait prévu un léger détail, et que personne n'a pu le résoudre et même s'en emparer : que se passe-t-il si un opérateur est racheté ? Dans le plan, Orange et SFR se répartissent les zones denses. C'est ce plan qui a dérapé. Mais son initiateur ne sait pas répondre aux sollicitations des collectivités, un comble, ces mêmes collectivités locales étant par les RIP et les fournisseurs de ces RIP, très engagées dans le déploiement du Plan.
« Je voudrais souligner, que les collectivités engagées dans les RIP sont aussi très encadrées plus que les deux opérateurs Orange et Numéricable-SFR » remarque Jean-Christophe Nguyen van Sang, délégué général de la FiRIP, l'association professionnelles qui regroupe les acteurs de la filière installant les RIP. Une association professionnelle qui avait, le 18 mars 2014, alerté l'opinion et les pouvoirs publics sur « les enjeux et les points de vigilance à faire respecter » après le rachat de SFR par Numericable. Une alerte faite en pure perte. Les pouvoirs publics n'ont jamais suivi ce dossier et persistent dans l'inertie malgré les affaires en cours. « Dans cette affaire lilloise, la responsabilité de l'Etat est forte » lance Jean-Christophe Nguyen van Sang, « c'est une forme de désaveu pour lui, la convention signée il y a deux ans, l'a été en présence de la ministre du numérique à l'époque Fleur Pellerin et d'Antoine Darrodes, aujourd'hui directeur de l'Agence du numérique ».
Les collectivités se tournent vers l'Etat
« Ce que demandent les collectivités locales, c'est un planning », note Patrick Vuitton, délégué général de l'Avicca, « pour le déploiement du très haut débit, Numéricable-SFR ne le donne pas, Orange le fait parfois ». Elles veulent un déploiement sur la totalité de la commune, engagement qu'avait obtenu l'Etat. Si l'Etat n'impose pas d'accord, le ou les opérateurs se contenteront de la partie la plus rentable.
Les collectivités locales sont désemparées, parce que les opérateurs ne leur adressent que des conventions, des déclarations d'intention, certes fouillées, mais non contractuelles. « Au bout du compte, les collectivités sont des victimes, les conventions ne sont que des lettres d'intention » souligne Jean-Christophe Nguyen van Sang. Elles ne peuvent réclamer de pénalités. Contrairement au dossier des Hauts-de-Seine par exemple où les retards de déploiements ont conduit le Département à engager un contentieux. Egalement contre Numéricabe-SFR. Dernier épisode, le Conseil d'Etat mercredi 21 octobre a ordonné à Sequalum, filiale de Numericable-SFR pour le 92, de fournir dans un délai de 15 jours « l'intégralité des moyens adéquats d'accès à tous les locaux techniques hébergeant les infrastructures du réseau » ». La régie départementale THD Seine souhaitant déployer ce que l'opérateur n'a pas su faire. L'opérateur aujourd'hui est même accusé de nuire au bon fonctionnement du service public en refusant de lui remettre les documents nécessaires et les moyens d'accès aux locaux techniques. Avec celui de Lille, c'est l'autre dossier noir pour Numericable-SFR.
Un double risque pour Numéricable-SFR
Les collectivités locales usent en fait du seul moyen qui leur reste, la communication. « SFR prend finalement un gros risque quand on voit les déclarations du Président de la MEL » glisse Patrick Vuitton. « Les collectivités locales engagent des marchés pour leurs besoins en télécommunications très importants, c'est donc un double risque que court un opérateur en se mettant à dos les collectivités locales, l'un pour son image, l'autre pour ses commandes publiques ».
« L'autre vrai problème souligne Jean-Christophe Nguyen van Sang, c'est celui du Yalta des télécoms, du fait que les zones rentables sont réparties entre deux opérateurs, Orange et l'ex SFR. Le reste va aux collectivités locales et à leurs partenaires industriels. Pour ces derniers, les conditions mises sont tatillonnes, alors que pour les deux grands opérateurs, le déploiement est finalement laissé à leur libre appréciation. On nous dit que la puissance publique ne peut pas intervenir, c'est faux, c'est elle qui a défini les zones, désigné deux opérateurs ». Un raisonnement connu, puisque le délégué générale de la Firip s'est exprimé à devant les députés le 13 octobre dernier.
L'Avicca, elle, assure un travail permanent sur le sujet. Son Président Patrick Chaize a demandé l'inscription du sujet à l'ordre du jour du Comité de concertation de France très haut débit. Et son colloque annuel les 23 et 24 novembre abordera le sujet. L'occasion pour Axelle Lemaire de prendre position ?
(*) Auteur d'un rapport, remis au mois d'avril à la ministre de la décentralisation et de la fonction publique sur l'innovation territoriale.
En photo : Damien Castelain, président de Métropole Europe Lille, engage un constat de carence contre un opérateur défaillant