Financer la totalité du très haut débit est hors de portée du grand emprunt
Nathalie Kosciusko-Morizet a réuni politiques et acteurs des NTIC pour réfléchir aux projets qui pourraient être financés par le Grand emprunt. Le très haut débit était au centre des débats. Vu l'ampleur de la facture, Michel Rocard et Alain Juppé ont quelque peu calmé les ardeurs. Et attention à ne pas financer des tuyaux qui doperaient surtout les chiffres d'affaires de Google, Amazon ou eBay.
Le Grand emprunt décidé par Nicolas Sarkozy suscite bien des convoitises dans les ministères et les différents secteurs de l'économie. A commencer par les acteurs du monde de l'informatique et du numérique, qui ont plaidé leur cause jeudi 11 septembre, lors d'un séminaire intitulé "Séminaire numérique : Investir aujourd'hui pour la croissance de demain" organisé par Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'Etat chargée de la Prospective et du Développement de l'économie numérique, à la Maison de la Chimie. L'accent a été mis sur la nécessité de déployer les réseaux à très haut débit partout en France. Vu l'ampleur de la facture, Michel Rocard et Alain Juppé, qui arbitreront les dépenses au titre de l'Emprunt national, ont quelque peu calmé les ardeurs. De nombreux responsable politiques et représentants de l'industrie se sont efforcés de démontrer quel intérêt supérieur cela serait de leur confier de l'argent public pour l'investir dans les projets de NTIC qu'ils défendent, sous le regard amusé de Michel Rocard et d'Alain Juppé, qui président la Commission de réflexion sur les priorités stratégiques d'investissement et l'emprunt national. Même le Premier ministre François Fillon, en clôture de cette journée, les a appelés à « regarder de près les modalités de mobilisation des ressources de cet emprunt pour accélérer le déploiement du très haut débit sur notre territoire ». Le numérique compte pour 40% des gains de productivité Tous les acteurs de ce séminaire étaient d'accord pour convenir que l'investissement dans les grands projets de NTIC représente à la fois une nécessité, pour éviter d'élargir la fracture numérique, et ... Photo : Nathalie Kosciusko-Morizet et Alain Juppé lors du "Séminaire numérique : Investir aujourd'hui pour la croissance de demain" (D.R.) ... un levier énorme pour la croissance et la compétitivité de l'économie française. « En Europe, le numérique est la source d'un quart de la croissance. Il compte pour 40% des gains de productivité. » , a ainsi rappelé François Fillon. De même, en introduction de cette journée, Paul Hermelin, directeur général de Capgemini a concaténé des chiffres de diverses sources pour affirmer ce potentiel. Disposant étrangement d'un temps de parole d'un quart d'heure sitôt après le discours de bienvenue de NKM, il a ainsi rappelé que « les TIC ont 3 fois plus d'impact sur la productivité que les investissements hors TIC », et qu'elles génèrent une grande proportion d'emplois indirects : « 20 milliards d'euros investis dans les TIC génèrent environ 800 000 emplois. » Autre exemple : « Entre 1995 et 2006, la croissance de la productivité aux Etats-Unis a été de 50% supérieure à celle de l'Europe, et on estime que les deux tiers de cet écart sont imputables aux TIC ». Un facteur essentiel à ce gain en productivité venant de l'accroissement des possibilités de communication : « Une augmentation de 10 points du taux de couverture en haut-débit d'un pays augmente sa croissance économique de 1,3 point. » Malheureusement, le reste de l'intervention du DG de Capgemini s'apparentait davantage à de la réclame pour son groupe ; ainsi cet appel à renforcer les initiatives TIC du secteur public, où Capgemini, a expliqué Paul Hermelin, dispose déjà de nombreux contrats et de fortes compétences. Plusieurs autres acteurs de l'industrie n'ont pas hésité non plus à prêcher pour leur paroisse, allant parfois jusqu'à, sinon la désinformation, du moins une présentation fortement subjective de la réalité. On aura ainsi appris que Mandriva est « à peu près » la seule distribution Linux qui tienne la route sur le poste de travail. Novell et Ubuntu, notamment, apprécieront. Malgré cet aspect quasiment inévitable dans un tel séminaire avec tant d'intervenants, la journée a permis de dégager des axes de travail et quelques consensus, notamment sur le déploiement du très haut débit, qui est apparu comme la pierre angulaire des efforts à fournir. Une loi pour couvrir 100% de la population en très haut débit : Pour Michel Mercier, ministre de l'Espace rural et de l'Aménagement du territoire, qui présidait la première table ronde de la journée, il s'agit d'un chantier obligatoire : « En France, seuls 25 000 foyers français sont équipés de la fibre, contre 1,5 million en Europe. [...] On ne peut pas laisser la population et les PME de 80% du territoire ne pas bénéficier d'accès au très haut débit. » D'autant, comme l'a souligné le président de l'Association des maires de France, que le développement des services en ligne permettrait de pallier « la disparition des services publics dans certaines communes ». Bruno Retailleau, sénateur de Vendée et rapporteur de la proposition de loi relative à la lutte contre la fracture numérique, a abondé, expliquant que l'objectif à terme était de couvrir 100% de la population en très haut débit, que ce soit au travers de la fibre optique, du satellite ou des technologies sans fil de 4ème génération. Une facture de 40 milliards pour couvrir la France en très haut débit ! Or, comme l'a honnêtement rappelé Yves Le Mouel, président de la Fédération française des télécommunications (et donc représentant des opérateurs sur cette table ronde), l'investissement demandé représente « un saut quantique » par rapport au déploiement de l'ADSL. Selon Augustin de Romanet, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations -CDC, la facture pour le déploiement du haut débit se montait à 2 milliards, alors que celle du très haut débit devrait avoisiner les 40 milliards. Les opérateurs sont des entreprises privées, a indiqué Yves Le Mouel : ils ne seront donc prêts à relever ce défi que dans les zones d'une certaine densité urbaine, gage d'une rentabilité future de leurs investissements. Voilà pour la zone 1 (les grandes agglomérations, soit 5 millions de Français environ). Pour les zones 2 (villes de quelques milliers d'habitants) et 3 (le reste du territoire), il faudra, a-t-il expliqué, « faire preuve de beaucoup de lucidité ». Autrement dit, envisager « des investissements publics ou mixtes ». La CDC pourrait aider au financement d'opérateurs mutualisés dans les zones moyennement denses Jean-Ludovic Silicani, président de l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), a indiqué que l'Arcep émettrait ses recommandations en la matière d'ici à la fin de l'année. Néanmoins, il appelle déjà les opérateurs à considérer les choses sous l'angle d'un déploiement sur ... ... l'ensemble du territoire, plutôt que d'une façon séquencée, en commençant par la zone 1 (et sous-entendu en repoussant les autres chantiers aux calendes grecques). Augustin de Romanet penche lui aussi pour une solution ne laissant aucune zone dans l'ombre. Fort de l'expérience de la CDC dans le financement du déploiement du haut débit, son DG estime qu'il faudrait « mener des opérations coup de poing » dans la zone 2, associant des opérateurs privés à la puissance publique. En effet, a-t-il expliqué, seule cette zone pose vraiment problème. La zone 1 est suffisamment dense pour laisser faire le marché et le jeu de la concurrence. Tandis que la zone 3 ne présentant qu'une « rentabilité socio-économique », il faudra obligatoirement une subvention des pouvoirs publics, voire un système de délégation comme celui mis en place pour l'ADSL, pour amener la fibre optique ou du très haut débit mobile. « Le Grand emprunt ne pourra pas l'être par son montant » En zone 2 en revanche, les collectivités locales sont « trop riches pour recevoir des aides, mais trop pauvres pour investir elles-mêmes sur le long terme », a remarqué Augustin de Romanet. Il envisage donc, pour cette zone, une mutualisation entre opérateurs, « avec un éventuel concours de la puissance publique, afin d'éviter les doublons, et de favoriser la transparence financière ». Cela nécessiterait un petit sacrifice de la part des opérateurs, mais aurait le mérite, a-t-il dit, d'augmenter rapidement le nombre de clients potentiels pour des services en très haut débit : « la valeur d'un réseau est égale au carré du nombre de ses membres ». Un Plan Cloud computing pour remplacer le Plan Calcul ? Par comparaison, la deuxième table ronde, consacrée aux logiciels et services, a paru plus faiblarde. Même si Marc Simoncini, PDG de Meetic, a mis les pieds dans le plat dès le début en disant qu'il ne servait à rien de réfléchir à de nouvelles infrastructures si on n'y associait pas des services, de préférence offerts par des sociétés hexagonales. « Si le gouvernement aide le très haut débit pour que Google ait plus de trafic, qu'eBay vende plus d'armoires et Amazon de livres, cela a peu d'intérêt. » Pour lui, le Grand emprunt devrait venir renforcer les actions déjà en place pour favoriser la création d'entreprises et l'innovation. Mais sur quels sujets ? Didier Lamouche, PDG de Bull, qui se disait fier que son entreprise ne soit plus associée au Plan calcul (lancé par le Général de Gaulle pour assurer l'indépendance informatique de la France et de l'Europe) mais à des serveurs de pointe, a illico proposé un projet d'implantation de centraux informatiques en Europe... pour assurer son indépendance informatique dans le monde du cloud computing. Président du pôle de compétitivité Cap Digital, Henri Verdier a intelligemment complété cette table ronde, en expliquant que les acteurs français avaient tout intérêt à s'orienter vers des services et des technologies « où il n'y a pas encore de position inexpugnable », des domaines en devenir comme l'Internet mobile, l'Internet des objets, les technologies vertes, la e-santé, les transports intelligents... Le Grand emprunt favorisera les projets ayant une dimension développement durable Face à tous ces projets et ces velléités de recevoir des subsides publics, Alain Juppé et Michel Rocard se sont employés à rafraîchir les ardeurs et temporiser. « Le Grand emprunt ne pourra pas l'être par son montant, car les finances publiques ne le supporteraient pas », a ainsi expliqué l'ancien Premier ministre socialiste. En outre, il devra « être unique, non répétitif », car cela « créerait une dérive catastrophique ». Autrement dit, même si Michel Rocard reconnaît qu'il faut essayer de réparer les dégâts causés par « une gestion à l'économie depuis 15 ans » sur l'innovation, il a précisé qu'il y avait « une concurrence sérieuse » et donc pas d'argent pour tout le monde. Le système éducatif français, par exemple, pourrait bénéficier de subsides : « Il faut relancer le savoir en France, sortir les universités de leur médiocrité. » Autre concurrent important : tout ce qui a trait à la « croissance verte ». Comme l'a souligné Alain Juppé : « Il faut stimuler la croissance, mais une croissance différente. Faut-il l'appeler verte ? Durable ? Sobre ? » En tout cas, l'ancien Premier ministre a indiqué que pour être éligibles, les projets présentés à la Commission devraient prendre en compte cette dimension. Or, a-t-il ajouté, « le numérique est au coeur du débat : vous avez toutes vos chances ». Lui non plus n'a pas voulu donner d'indications sur le montant de l'Emprunt. Il a toutefois précisé que s'il devait consacrer 35 ou 40 milliards d'euros à la couverture totale du territoire en très haut débit, il ne resterait plus grand-chose de l'Emprunt.