Dadvsi, vers une légalisation du piratage et espionnage ?
Si l'on en croit le contenu des brouillons de la nouvelle Dadvsi, dévoilés par la ligue Odebi, la possession d'outils de contournement des mécanismes interdisant la copie privée (DRM) serait condamnée par une amende de 750 euros. Les éditeurs et fournisseurs de programmes le permettant se verraient soumis au versement de 30 000 euros. Le barème pour les éditeurs « coupables » de diffuser des moyens d'échange illégaux s'élevait au maximum à 300 000 euros. Le père de ftp doit déjà trembler d'effroi, on parle de supprimer les messageries des entreprises, et eBay, possesseur de Skype -l'un des plus discrets protocoles de transfert de fichier existant à ce jour- envisagerait de ne plus accepter d'enchères provenant de Matignon.
Rappelons rapidement que les outils destinés à supprimer toute possibilité d'exploitation du « droit du copiste » ont permis la diffusion d'outils de piratage sur l'initiative d'éditeurs de musique peu scrupuleux, et que, à l'heure ou l'Europe s'inquiète de la situation dominante d'un Microsoft, le Gouvernement Français pousse à faire adopter un texte dont la première conséquence sera précisément un renforcement de la présence de ce même Microsoft dans le tissu intellectuel de notre nation.
Qu'un Ministre, tel que celui de l'Industrie, prenne toutes les mesures pour interdire la duplication ou la production de copies de produits alimentaires et commerciaux est un acte politique on ne peu plus légitime. Du T-shirt Lacoste à l'industrie du luxe, de la pièce détachée automobile aux jeux-jouets, la défense du patrimoine productif de chaque nation est un devoir politique, pire, une nécessité dictée par le malthusianisme économique. Cela s'applique également, il faut l'admettre, aux autres productions alimentaires de grande consommation et à faible durée de vie, telle que la chanson de variété, les pâtes alimentaires, la littérature de quai de gare ou la soupe en conserve. Les industriels de la reproduction sonore sont des... industriels et des financiers comme les autres, la défense de leur patrimoine ne saurait être discutée ou remise en cause. D'autant plus qu'elle alimente un nombre non négligeable de travailleurs qui ne souhaitent pas faire « de l'art pour l'art »... on s'en rend compte d'ailleurs assez souvent.
Ouvrons également une parenthèse pour préciser que ces fameux DRM se caractérisent par un fonctionnement prouvant combien « l'achat de musique » de ce type est techniquement et scientifiquement étudié pour que l'oeuvre soit détruite systématiquement après une certaine période -encore la notion de denrée périssable-. Notre éminent confrère Jérôme Colombain, journaliste scientifique d'une compétence certaine, en a fait récemment la dure expérience, et l'on imagine mal comment des clients non techniciens pourraient bien échapper à ce genre de piège particulièrement retord.
Ce qui, en revanche, semble assez étrange, c'est qu'aujourd'hui, cette lutte contre le piratage est soudainement agitée par un Ministère qui n'est généralement chargé ni des Finances, ni de l'Industrie. Que l'on accepte dès maintenant d'affubler du mot « culture » la moindre chansonnette de Britney Spears -ou de tout autre vagissement pour radios périphériques- c'est entériner ce genre de disposition pour l'ensemble des oeuvre véritablement culturelles, de Bach à Mozart, de Purcell à Franck Zappa. C'est vouloir légiférer pour laisser en otage, et sans la moindre garantie, le patrimoine de l'humanité entre les mains d'un quarteron de marchands... aussi honorable que soit cette profession de marchand.
La vie d'une oeuvre commence avec un père qui accepte que ses enfants ouvrent des « livres de grands », sorte de passage initiatique à l'âge adulte. La vie d'une oeuvre, c'est le prêt d'un disque, d'un livre, d'un DVD, d'une cassette VHS ou d'une antique bande super8 pour communiquer un supplément d'âme à un ami. La vie d'une oeuvre, c'est véritablement la copie privée, le droit de communiquer un sentiment ou un émerveillement... c'est une forme d'évangélisation de l'esprit qui fait vivre, par contamination virale, les éditeurs, les interprètes, les orchestres, les galeries de peinture... Un droit qui existe depuis des siècles, un droit sans lequel l'on s'expose à ce qu'un groupuscule de personnes profite d'une position dominante pour formater l'esprit de nos générations montantes. Un tel acte -la Dadvsi- ne peut relever d'une quelconque revendication « culturelle » ou prendre les atours d'une défense d'un quelconque auteur. Qu'il est facile de faire parler les morts, lorsque les seuls vivants qui s'expriment auront disparu des mémoires dans un siècle. Que restera-t-il de la Dadvsi dans les livres d'histoire ? le début d'une ère de censure et de restriction du libre arbitre ? le commencement d'un âge d'or pour une « industrie de l'esprit » qui permettra de « rendre disponible » le cerveau de nos enfants pour les siècles à venir ?
Sans un droit du copiste libre et illimité, nous perdons toute possibilité d'éclectisme par échange. Et c'est cet éclectisme qui constitue la nature même de la culture. « Les oeuvres les plus divergentes, lorsqu'elles se rassemblent dans le musée ou la bibliothèque, ne s'y trouvent pas ressemblées par leur rapport avec la réalité, mais par leur rapports entre elles. La réalité n'a pas plus de style que de talent »*. L'homme qui a écrit ces lignes fut, lui aussi, Ministre de la Culture. Considéré à l'époque comme l'un des plus autocratiques qui soit, des plus « dogmatiques » aussi, mais que jamais l'on a pu un jour soupçonner de compromission intellectuelle sous prétexte d'intérêts privés. Il s'appelait André Malraux.
*in « L'homme précaire et la littérature », NRF, Gallimard, 1977.